Dans les années 1980, après 10 années de prospérité, la Côte d’Ivoire connaît ses premières grandes difficultés économiques. Le miracle économique des années 70 est douché par la baisse drastique des cours du café et du cacao. Les ressources financières et économiques du pays se réduisent comme peau de chagrin. L’opposition parle alors de mirage économique.
Du miracle économique à un pays sous perfusion
Les institutions de Bretton Woods imposent au pays un programme d’ajustement structurel.L’État ivoirien est sous perfusion et ne peut plus faire face à de nombreux engagements. Les travaux d’infrastructures colossaux s’arrêtent brusquement. Tous les projets structurants sont réduits à une portion congrue. Certaines entreprises d’État ferment, et l’on envisage de diminuer le salaire des travailleurs de la fonction publique. La période de plein-emploi cède la place à un chômage endémique. Les étudiants perdent de nombreux acquis sociaux (Bourses, Car de transport…). Le front social est en ébullition. Et, pour la première fois, l’autorité du président de la République, père de la nation est publiquement contestée. Médecins, enseignants, étudiants, paysans… grincent des dents. Presque, toutes les couches sociales, grognent et grondent. Les grèves et les mouvements de protestations éclatent régulièrement. Félix Houphouët-Boigny, vieillissant, en appelle au calme et à la trêve sociale.
Du Wôyô au Zouglou
C’est dans ce contexte là, que dans les quartiers populaires, les jeunes désœuvrés, et déscolarisés mais aussi quelques élèves et étudiants, passent le clair de leurs temps à chanter. Pour distraire l’ennui, ils improvisent des chants ou interprètent ceux que jouent en boucle les radios. En français, en argot ou dans l’une des 62 ethnies du pays, en a cappella ou soutenu par des tam-tams, ils égayent, les tournois de football amateurs, les baptêmes, les anniversaires et les veillés funéraires. Ils le font par dilettantisme et sans perspectives. On appelle cela le wôyô ou l’ambiance facile. Les étudiants qui sont dans leurs rangs introduisent le wôyô dans les cités universitaires. Dans le temple du savoir, le wôyô sera conceptualisé, et élevé au rang de philosophie de vie.
Ce qui n’était jusque là qu’un passe temps délectable pour marginaux, va devenir un véritable mouvement urbain fédérateur de toute la jeunesse du pays.
C’est dans la bouillonnante cité universitaire de Yopougon ( Kwazulu natal), épicentre de la contestation estudiantine que lui sera donné son nom de baptême et la danse qui l’accompagne. Le zouglou est né.
De la cité universitaire aux foyers ivoiriens
Et dès l’année 1991, le premier album zouglou est dans les bacs avec Gboklo Koffi des parents du campus de Bile Didier. Le succès est immédiat. Tous les foyers adoptent le zouglou. Les ivoiriens qui découvrent ce nouveau genre musical et cette nouvelle danse sont ravis. La simplicité de la danse et qui s’exécute d’un mouvement des mains levées en l’air comme pour implorer les faveurs de Dieu plaît.
Les textes sont hardis, paillards, furibonds, désopilants, engagés et la musique rythmée, saccadée, cadencée ou posée. Personne n’est indifférent à ce nouveau genre musical, aucun des maux qui minent la société n’est tabou dans le zouglou. Cependant, les spécialistes de la musique vont se lancer dans un réquisitoire implacable contre le zouglou. Ils le traitent de sous-culture, de ramassis de sonorités, de musique indigente et en indélicatesse avec les codes et les convenances de l’art musical. Mais le zouglou qui ne répond que d’un seul tribunal, le seul qui vaille, le seul qui compte : le public, continue son bonhomme de chemin.
Les albums zouglou vont s’enchaîner et connaître de grands succès. Les groupes tels que Esprit de Yop, Les copines, les zouglounettes, les sur-chocs, poussins chocs, les djigbos, Anti-Palu, les garagistes, Magic Système, et bien d’autres verront le jour. Il y’aura aussi des chanteurs solo: Petit Denis, Fitini, Dezy Champion, Soum Bill (ancien du groupe les solopards) etc. Le zouglou remporte le suffrage des mélomanes et ringardise, tous les autres genres musicaux.
De la Côte d’Ivoire au reste du monde
Sorti en 2000 à l’orée du troisième millénaire, l’album premier « Gaou » du groupe Magic System va connaître un succès mondial. Le titre qui narre les déboires amoureux d’un jeune homme fauché va faire danser d’Abidjan à Paris, de Ouaga à Lyon, de Douala à Bruxelles. Un véritable conte de fée qui va assoir la suprématie du zouglou sur les autres genres musicaux ivoiriens.
Le groupe Magic système va glaner plusieurs disques d’or et susciter bien des vocations.
Ainsi, Les Patrons, Les Mercenaires, Révolution, As du zouglou, Zouglou Makers prendront le relais et donneront une autre couleur au zouglou beaucoup plus ouverte sur le monde.
Après un peu plus de trente années d’existence, le zouglou porte le fanion de la Côte d’Ivoire sur le marché international et est considéré à juste titre comme l’identité musicale du pays. Une responsabilité qu’assume, le zouglou né dans les bras de la contestation populaire et qui fait aujourd’hui la fierté du pays.
Le zouglou, une philosophie
Ce mouvement musical a enfanté tant d’admirables chanteurs qui n’auraient pas écrit la même musique s’ils n’avaient traversé l’époque riche, intense mais difficile qui fut la leur.
Écouter le zouglou, c’est la promesse de voir surgir des années d’histoire de la Côte d’Ivoire. C’est sentir le souffle du multipartisme, humer le faste des années glorieuses, ressentir les tribulations politico-militaire du pays, toucher du doigt le chômage, le banditisme etc.
Le zouglou reflète indéniablement, la société ivoirienne. À cet effet, Platon disait, il y’a plus de 2000 ans que « Pour connaître, un peuple, il faut écouter sa musique ».
Le dernier album de Yodé et Siro, Héritage a récemment suscité la polémique pour les propos que le duo y tient. Or, par le contexte qui l’a vu naître, le zouglou est une musique génétiquement contestataire, protestataire et un tantinet irrévérencieuse. De tout temps, les chanteurs zouglou ont exprimé leurs combats, dénoncé les maux, interpellé les dirigeants et dit le monde qui les entoure et celui dont ils rêvent. Là se trouve aussi, tout ce qui fait son sel.